Hirak. À l’écoute de l’Algérie en mouvement

Podcast
Gehen in der Stadt
  • Hirak. À l’écoute de l’Algérie en mouvement
    54:49
audio
56:34 Min.
Zur (Re-)Konstruktion von lokaler Urbanität
audio
15:00 Min.
Erschöpfung -- Außer Atem
audio
24:05 Min.
Stille Universität VII
audio
38:19 Min.
Stille Universität VI: Protokollieren und Beschreiben
audio
33:49 Min.
Stille Universität IV: Signalklänge
audio
55:00 Min.
Stille Universität III
audio
40:13 Min.
Stille Universität II
audio
52:20 Min.
Stille Universität I
audio
51:11 Min.
Navigating in a sea of strangers

Le documentaire radiophonique « Hirak. À l’écoute de l’Algérie en mouvement » a pour sujet le mouvement révolutionnaire algérien actuel. Il croise cette actualité avec les événements historiques tout en donnant des informations générales sur l’Algérie. Ce n’est pas tant une analyse de ce qui se passe ou même un pronostic. Il s’agit plutôt d’impressions sonores reçues au cours d’un voyage de recherche au printemps 2019 dans la région nord-africaine du Maghreb. Les auteures, Johanna Rolshoven et Laura Bäumel, sont des anthropologues à l’université de Graz en Autriche. Elles rendent compte des événements et des expériences qu’elles ont vécues dans la capitale algérienne Alger et transmettent les impressions d’un pays qui est à bien des égards en état d’urgence.

 

Avec les voix de Johanna Rolshoven, Claire Lasseray, Hélène Fenouil et Léa Gendrillon. Montage par Justin Winkler. Les auteures remercient cordialement tous leurs interlocuteurs à Alger. Les noms de ces derniers ont été changés pour protéger leur intégrité.

 

Première diffusion en allemand dans Von Unten im Gespräch, Radio Helsinki, 20.3. 2020, https://cba.media/445573

Première diffusion en français, Mare Nostrum, Radio Zinzine-Aix, le 15 juillet 2021, https://www.radiozinzineaix.org/index.php/component/commedia/page/7489/7371/7489

 

Hirak !

 

Nous avons pris l’avion pour Alger après une visite de recherche à Tunis, le vendredi 10 mai 2019. Depuis l’aéroport Houari Boumedienne, un taxi nous conduit à nos quartiers dans la casbah d’Alger. Les embouteillages, un concert de klaxon contagieux accompagne la balade.

Depuis le 16 février, les Algériens et Algériennes descendent dans la rue. Ce mouvement, qui s’appelle « hirak » en langue arabe, exige une nouvelle politique, une nouvelle forme de gouvernement. Les Algériens demandent justice et participation. Comme dans beaucoup d’autres États d’Afrique et du Moyen-Orient sous régimes autoritaires qui ont été secoués par la décolonisation.

Nous entendons au passage des coups de klaxon. Nous observons visages des conducteurs et de leurs passagers, la plupart expriment la joie et l’exubérance, et le sentiment de liberté que l’état d’urgence transmet au pays. Mais aussi le déplaisirface aux contrôles de police à la sortie de la ville entraînant des embouteillages, et surtout la colère contre les autorités.

 

L’Algérie est le plus grand pays d’Afrique par sa superficie. Elle compte plus de 40 millions d’habitants. La diversité de la population et des paysages est immense. Elle s’étend depuis le Sahara central – riche en gisements et ressources minérales : diamants, or, uranium, tungstène, minerai de fer, phosphate, pétrole et gaz naturel – et la province méridionale de Tamanrasset, jusqu’aux régions montagneuses et vertes de la Kabylie et aux zones côtières arides de la Méditerranée. Ici sont situées les grandes villes Alger, Oran et Constantine où vivent environ 90 pourcent de la population. 55 pourcent de la population algérienne totale a moins de trente ans. Et c’est de cette jeunesse qu’émane le mouvement.

 

Allo le Système, de Raja Meziane :

 

La chanteuse Raja Meziane fait partie du mouvement. Elle est une jeune femme qui a abandonné sa formation d’avocate pour chanter du rap. Sa chanson “Allo le Système” a eu un très grand succès, 5 millions d’auditeurs en 24 heures.

Elle chante :

« On n’oublie pas

on ne pardonne pas

 tu as trahi notre histoire et notre révolution… »

 

Qu’en est-il du mouvement Hirak ?

 

En période de bouleversements sociaux, dans le monde entier, on discute, on teste et on négocie les formes possibles d’action politique. Quant à leur forme, leur durée et leur intensité, les manifestations qui se déroulent en Algérie depuis février 2019 revêtent une importance historique sans précédent. Il se passe quelque chose de nouveau ici : une forme de protestation novatrice émerge. Les manifestants descendent dans la rue toutes les semaines. Ils se comportent pacifiquement et organisent eux-mêmes le maintien de l’ordre ; par exemple, après les manifestations, ils nettoient eux-mêmes les rues. Tout le pays manifeste tous les vendredis, parfois le dimanche en réaction à des événements. Et de temps en temps le mardi, où les étudiants et étudiantes, les avocats et les médecins sont dans la rue.

Contrairement au « Printemps arabe » la révolution algérienne est transversale. Le « Printemps arabe » de 2011 et 2012 qui a débuté en Tunisie a été porté par une classe moyenne étudiante, tandis la révolution algérienne a réussi à mobiliser en très peu de temps des personnes de toutes les catégories sociales et religieuses et de toutes les générations.

 

Une diversité remarquable : toute la population dans les rues. Lors des manifestations, nous marchons aux côtés des jeunes. Aux côtés des hommes en djellabah ou en costume-cravate. A côté des jeunes et des vieilles femmes vêtues à l’occidentale ou à l’orientale, les jeunes familles, les personnes en fauteuil roulant, les enfants sur les épaules de leur père, dans les bras des grands-parents et des parents. Le mouvement a gagné l’ensemble du pays et aura en est à son douzième mois en février 2020 quand l’épidémie du coronavirus conduit à la suspension des marches, mais non à l’arrêt du mouvement. Le sociologue Mayzar Berrebi nous dit que les politiciens et les chercheurs en sciences sociales n’auraient pas pu prévoir la concentration de cette énergie. Tout le monde a été agréablement surpris par l’unité et la politisation des jeunes ainsi que par le soutien de la majorité.

 

Le vendredi 10 mai 2019, nous arrivons à Alger. Pendant trois jours, nous percevons une ville plutôt calme. L’agitation tant décrite de cette fascinante ville portuaire méditerranéenne est à peine perceptible : le ramadan, mois de jeûne musulman, s’est installé sur la ville comme une couverture, ralentissant tout. Les cafés et les restaurants sont fermés pendant la journée, seules les épiceries ouvrent leurs portes en prévision de la rupture du jeûne au coucher du soleil. Le mardi, nous participons à une marche. Au début, nous observons prudemment depuis les coulisses. Une file interminable de personnes défile devant nos yeux, passant devant la Grande Poste, au centre-ville. Avec des chants et des bannières. Les impressions pleuvent sur nous. Dans de nombreux endroits, des écharpes et des drapeaux sont vendus, aux couleurs nationales rouge, blanc, vert. Les foulards et les fanions, produits dérivés des clubs de football, qui en tirent une dimension politique. Aux drapeaux algériens s’ajoutent des drapeaux berbères et des drapeaux palestiniens. Ils sont portés haut, pendent aux fenêtres, ornent les arbres, les voitures, les lampadaires, les bateaux dans le port, les perches à selfie, les poussettes et les vélos, parfois même une canne à pêche. Certains visages aussi  sont peints à la craie rouge, verte et blanche, comme dans un stade de football. Nos visages finissent par être peints aussi.

 

La liberté, chanté par Soolking :

 

Été cliquée plus de 190 milliions de fois chez Youtube. Chanté par le rappeur Rapper Abderaouf Derrádji, Soolking, et hymne de supporter n’est pas commercial mais plutôt politique. Dans l’esprit de la révolution il circule librement sur internet, dans les rue, et dans les stades de foot.

 

Ecoutons un petit résumé de l’histoire du mouvement.

 

Les protestations en Algérie commencent le 16 février 2019, lorsque Abdelaziz Bouteflika, le président sortant, annonce sa candidature, la cinquième depuis 1999 [dix neuf cent quatre-vingt dix-neuf]. Il s’était fait remarquer en tant que militaire pendant la guerre d’indépendance et a rendu le régime démocratique présidentiel de plus en plus autoritaire jusqu’à l’autocratie. Le président, gravement malade depuis plusieurs années, n’est plus en mesure d’exercer ses fonctions officielles. Sous la pression des protestations, il finit par démissionner le 2 avril 2019. Mais cette démission n’apporte pas le calme.

 

L’Algérie est un pays riche, et pourtant elle est en proie au chômage, à la pénurie d’approvisionnement, à l’état de délabrement des infrastructures et au manque de logements. Elle a un besoin urgent de réformes politiques et économiques. La population exige la démission du gouvernement en place tout entier qu’elle accuse de structures claniques, de corruption, d’enrichissement personnel et d’incompétence. Les manifestants réclament la démocratie, la liberté et la justice et se battent pour une assemblée populaire constituante et pour une nouvelle base juridique.

 

Suite à la démission de l’ancien président, le parlement algérien nomme un fidèle de Bouteflika, Abdelkader Bensalah, comme président intérimaire. Il (celui-ci) annonce de nouvelles élections pour le 4 juillet 2019. Cependant, sous la pression de la rue, elles sont une fois de plus annulées. Le général Ahmed Gaïd Salah, chef militaire suprême, prend de fait le pouvoir. Il devient le porte-parole d’un gouvernement sans tête.. Salah joue un rôle ambivalent. D’une part, il est celui qui, dans le passé, avait initié un processus de mise sous contrôle de l’armée par le pouvoir politique civile . D’autre part, il soutient le mouvement populaire d’aujourd’hui, tout en s’en servant et en le menaçant. [das ist eigentlich kein Gegensatz) Il fait arrêter de nombreuses personnalités de l’opposition, dont Louisa Hanoun, la tête du parti des travailleurs. Au printemps 2019, elle est condamnée à 15 ans de prison. Les protagonistes du mouvement arrêtées sont de la manière d’une projection ( ?) accusées de délits comme la corruption et la trahision de leurs paysqui ressemblent beaucoup aux accusations que le Mouvement populaire porte contre les dirigeants.

 

Voilà à quoi ressemble le centre d’Alger chaque vendredi autour de la Grande Poste du centre-ville. Alors, qu’y a-t-il de nouveau, de remarquable, dans ce mouvement algérien, le « Hirak » ?

 

Jusqu’à présent en ce printemps 2019, l’armée n’est pas intervenu. Pendant les marches, le voitures de police stationnent dans les rues et ses hélicoptères tournent au-dessus. Ces fourgons délabrés et cabossés sont d’un bleu foncé, de la même couleur que les véhicules de la gendarmerie française. Lors d’une intervention le gaz lacrymogène est utilisé et le policiers procèdent à des arrestations. Mais pour l’instant, les escalades de violence ont été évitées ; les manifestants s’investissant dans la déescalation.

 

Est-ce qu’il y a un risque d’utilisation de la force par l’armée et la police ? Les avis des sociologues divergent. D’après Mayzar Berrebi, professeur de sociologie à l’université d’Alger, l’armée algérienne ne peut pas être contre son propre peuple, étant elle-même constitué par le peuple. Ceci contrairement par exemple à l’armée d’Egypte ou du Maroc. Berrebi ne croit pas que l’armée puisse tirer sur la population.

Le sociologue et activiste berbère Sadil Fekkus voit les choses différemment. Il a été arrêté, lui, à plusieurs reprises. Vu les nombreuses arrestations de membres de l’opposition il se montre plutôt sceptique face au pouvoir opaque des militaires.

 

Le caractère pacifique des manifestations, que nous avons déjà mentionné, par exemple que les rues soient nettoyées après la marche, a une signification particulière. Le journaliste, poète et éditeur algérien Lazhari Labter [Laazahri Labta] a composé 18 commandements pour le mouvement. Ils peuvent être lus comme une sorte de manuel. Et ils expriment une réaction politique à l’expérience de la violence en Algérie.

Le 6e commandement, par exemple, dit : « Pas une pierre je ne jetterai », le 7e commandement dit : « Pas une vitre je ne briserai ». Et : « Au policier et au gendarme je sourirai », dit le 10e commandement. La proximité formelle des commandements avec les sourates du Coran est évidente.

 

Dans le vidéoclip de la chanson que nous venons d’entendre, le 17e commandement est cité :

« Après la marche, les rues et les places je nettoierai ». Et enfin le 18e commandement : « Au monde qui m’observe, une leçon je donnerai et un exemple je serai ».

 

Un autre phénomène remarquable “Hirak” est le Speakers’ Corner. Les coins des orateurs étaient surtout connus à Hyde Park, à Londres. Alger reprend cette tradition des orateurs publics née à Londres pendant le mouvement ouvrier britannique de la fin du 19e siècle. Des personnalités politiques de renom telles que Marx et Lénine ont fait usage de cet outil pour défendre la liberté d’expression en tant que droit fondamental.

 

Le lundi 13 mai 2019, nous sommes invités à nous rendre à l’un de ces Speakers’ Corner. Sur les marches du Théâtre National, nous formons un groupe hétéroclite. Une grande vivacité et un respect considérable pour les intervenantes caractérisent cette culture de la discussion. Les étudiants et les politiciens parlent en algérien, qui est un mélange d’amaziř, d’arabe et de français. Ou ils parlent en français, la langue de l’ancienne puissance coloniale, moins bien accueilli en ce moment historique.

 

On demande aux passants s’ils souhaitent également parler. Tout le monde a son mot à dire : sur leurs préoccupations ; ou leurs idées pour façonner l’avenir de la société ; en exprimant mécontentement et plaintes, appels à l’action ou en faisant des analyses élaborées. Ou bien le témoignage de cette femme sans domicile fixe : comme beaucoup de maisons à Alger, sa maison s’est effondrée à cause de son délabrement. Elle se plaint de sa mauvaise vie, de la médiocrité des soins de santé, et qu’elle n’a pas les moyens de nourrir son petit-fils, qu’elle tient par la main.

 

Eddiene, étudiant en droit, est l’un des organisateurs de ce Speakers’ Corner. Il me demande si je veux dire quelque chose aussi….  Les personnes qui interrompent les orateurs sont priées de noter qu’il existe une liste des orateurs. S’ils veulent s’y inscrire…. Ces discussions publiques sont enregistrées par les portables et transmises en direct afin que tous et toutes puissent y participer. Ce sont des expressions vivantes de démocratie-agora. La prise de parole de chacun et chacune est chronométrée et gérée par un modérateur, qui donne un temps de parole à peu près égal à tous et toutes. Elle s’accompagne d’une grande attention, d’une grande soif d’expression et d’une écoute respectueuse. Les expressions du visage et les gestes soulignent autant la colère que la volonté de rester solidaires.

 

Pour comprendre la spécificité du mouvement algérien, il est utile de se pencher sur la symbolique qui l’anime et l’exprime.

 

Les drapeaux d’abord : partout on rencontre des drapeaux algériens, des drapeaux berbères et aussi des drapeaux palestiniens.

Le drapeau berbère en jaune vif, vert et bleu est le symbole d’un groupe de population transnational de l’Afrique du Nord. Il exprime la diversité du pays : Le jaune représente le désert, le vert les montagnes, le bleu la mer Méditerranée, et au milieu une figure en rouge symbolise l’homme. Le drapeau berbère joue un rôle majeur dans le mouvement. D’une part, il incarne la transnationalité, la non-appartenance à un seul état national. Il nous rappelle l’indépendance de cette population nomade avant la colonisation. Il symbolise en outre l’histoire de la résistance politique de la population berbère nord-africaine non arabe. C’est l’expression d’un peuple qui n’a jamais renoncé à sa liberté et dont la résistance a traversé des siècles. Cette résistance a marqué l’histoire des conquêtes coloniales du pays.

 

A vava inouva, chanté par Idir et des manifestantes Place de la République :

 

« A vava inouva » par Idir et Mila, et les manifestantes du novembre 2019 ä la Place de la République é Paris.

 

Idir, du nom de Hamid Cheriet, né en 1945 en Kabylie, était berbère. Créée en 1976, cette chanson a été le premier succès mondial de l’Afrique du Nord. Elle a été jouée dans 77 pays et 15 langues. Dans la chanson, la fille demande à son père :

 

Je t’en prie père Inouba ouvre-moi la porte

Le père répond :

O fille Ghriba fais tinter tes bracelets

Je crains l’ogre de la forêt père Inouba

O fille Ghriba je le crains aussi.

 

La chanson est déjà devenue une part de l’identité musicale kabyle. C’est pourquoi les femmes la chantent sur la Place de la République à Paris, dans une manifestation en novembre 2019 en en soutien au Hirak algérien.

 

La région montagneuse de Kabylie, proche de la capitale d’Alger, joue un rôle central dans l’histoire de l’Algérie. Elle a réussi à préserver son intégrité politique et culturelle. En tant que centre de résistance contre le système colonial français pendant la guerre d’indépendance, elle a été, avec la région des Aurès, la région la plus touchée par la guerre et la répression. Le Front de libération nationale y avait recruté nombre de ses dirigeants historiques, dont Ferhat Abbas et Louisette Irilahriz. Un tiers des femmes résistantes sont originaires de cette petite région.

 

Le militant berbère Sadil Fekkus s’entretient avec Johanna Rolshoven le 13 mai 2019 :

 

« Les Algériens avant la colonisation n’étaient pas ‘barbares’. Ils avaient autant de civilisation : une organisation sociale, des lois… avant que l’Europe d’aujourd’hui soit ce qu’elle est. […] Il y avait un État central, une organisation sociale, des corporations, […], les villes, les traditions, un développement des arts, de l’enseignement…

Nous aussi, on était – tout comme l’Europe – sous le poids des changements déclenchés par la Révolution française…. […]

Contrairement au discours dominant, c’est à partir du colonialisme que le peuple algérien est devenu plus illittré. Les gens avant étaient lettrés, ils savaient lire et écrire […] C’était un colonialisme de peuplement, contrairement à la Tunisie, à l’Égypte, au Maroc, qui étaient des protectorats. Cette colonisation de peuplement a empêché un développement « normal » du peuple algérien. Le colonialisme a massacré une partie de la population, il l’a reprimé, il a interdit aux gens l’accès au savoir, au progrès social, ils ne sont pas citoyens français. Ils ont coupé cette dynamique historique. »

 

On estime qu’entre 40 et 70 millions de personnes sont aujourd’hui berbères. Ils vivent en Libye, en Tunisie, en Algérie et au Maroc. En Algérie, ils représentent environ un tiers de la population totale. Beaucoup considèrent le nom « berbère » comme une attribution coloniale et donc négative. Ils se désignent eux-mêmes comme Imaziren ou Amazir. Ce qui signifie approximativement « peuple libre ».

Grâce aux théoriciens postcoloniaux et à d’importants ethnologues, tels que Pierre Bourdieu et Germaine Tillion, nous disposons de rapports de recherche sur les modes de vie traditionnels berbères ; sur leurs structures politiques, la parité communautaire et le droit matrilinéaire. A ce jour, les femmes amazires ont un niveau d’éducation supérieur à la moyenne algérienne. Et en général, les Amazirs sont plus nombreux parmi les activistes du mouvement et dans les réseaux sociaux.

 

Les événements confirment la vigueur du pouvoir politique émanant des Amazir : le 19 juin 2019, le général Gaïd Salah interdit le drapeau berbère et fait arrêter de nombreux porte-drapeaux.

 

Traditionnellement, les femmes berbères ne portent pas le voile, mais un couvre-chef.

 

C’est le moment d’aborder la dimension politique de la femme voilée, figure qui semble tant préoccuper l’Europe. Les femmes sont nombreuses et se font entendre dans les manifestations de rue.

 

Certaines s’enveloppent du drapeau algérien ou berbère et le portent comme un hijab ou un tchador.

Nous avons parlé avec le sociologue tunisien Mohamed Kerrou. Dans son essai récemment publié sur la révolution, il parle du « drapeau-voile » des femmes. Il a été porté en 2011 par les femmes tunisiennes pendant le Printemps arabe. Selon Kerrou, le drapeau-voile transfère le symbolisme de la religion dans le domaine du politique. C’est une évolution à laquelle nous assistons en ce moment dans le monde entier.

 

Au sujet du voile il faut introduire le psychiatre et politicien Frantz Fanon. Son brillant opus magnum « Les damnés de la terre » analysant la situation coloniale a été publié en 1962. À ce jour, c’est le travail le plus important pour la formation de la théorie anticoloniale et post-coloniale. Fanon décrit l’Algérie colonisée comme un pays à genoux. Les colonisés y sont condamnés à l’immobilité, à l’autodestruction et au fatalisme, dans une – je cite – « atmosphère de soumission et d’inhibition qui allège considérablement la tâche des forces de l’ordre ».

 

Dans ce contexte, le voile de l’Algérienne devient une protection. Le moi féminin, sa sphère privée, est protégé par le voile contre l’exposition à la sphère coloniale violente. Dans son essai de 1959 « L’Algérie se dévoile », Fanon souligne l’importance qu’il attache au voile comme symbole de défense de l’indépendance. Il appelle « l’offensive colonialiste autour du voile » la plus grande épine dans le pied du régime colonial. Et il note l’agressivité avec laquelle les Européens colonisateurs et les Européennes réagissent au voile de la femme musulmane, car il limite leur perception, leur regard, leur pouvoir sur elle.

 

Les Algériennes revendiquent le droit de porter le voile aussi bien que celui de le lâcher – sans tutelle occidentale. Les héroïnes révolutionnaires de la guerre d’indépendance algérienne de 1954-1962 ont parû largement dévoilées sur les barricades. Elles ont montré leur visage. Depuis lors, les rues d’Alger – presque sans exception – portent leur nom et celui de leurs compagnons d’armes masculins,. Les panneaux de rue portent les noms et, pour la plupart, les dates de courte vie des victimes et des martyrs. Le mouvement actuel les ramène à la vie et leur montre ( ?) des visages. Les femmes vétéranes encore en vie participent aux manifestations – certaines d’entre elles en fauteuil roulant. Leurs portraits de héroïnes révolutionnaires se trouvent sur les fresques murales, tandis que de nombreuses photographies et dessins de ceux qui sont tombés au combats sont transportés dans les trains de démonstration.

 

En plus des choses (objets ?) et des images du répertoire de la révolution actuelle, les chansons et les chants sont également importants.

 

« La Casa del Mouradia », chanson des supporteur d’ Oule el Bahdja :

 

Au début, nous avons entendu la chanson dans la version sudio, ensuite chantée en 2018 par les fans de l’Ouled el Bahdja dans le stade Omar-Hamadi, situé au bord de la mer, domicile de l’Union Sportive de la Médina d’Alger.

 

L’hymne de la révolution est né dans les stades foot d’Alger. Le sociologue Murad Aydril interprète cette chanson du virage comme la complainte d’une jeunesse méprisée par l’Etat. Lorsque la résistance émanant des stades de football est devenue une menace pour le régime, Bouteflika a remplacé les présidents des clubs par des personnes fidèles au régime.

Cet hymne a été composé par un groupe de fans de football de l’USM – de l’Union Sportive de la médina – d’Alger appelé les « Enfants d’Alger ». Les paroles font référence à la cinquième candidature présidentielle de Bouteflika. Un extrait des paroles d’Addi :

 

« Le premier [mandat], on dira qu’il est passé

Ils nous ont eu avec la décennie [noire]

Au deuxième, l’histoire est devenue claire

La Casa d’El Mouradia

Au troisième, le pays s’est amaigri

La faute aux intérêts personnels

Au quatrième, la poupée est morte et

L’affaire suit son cours… ».

 

(Traduction française de l’original algérien par http://akram-belkaid.blogspot.com/2019/03/la-casa-del-mouradia-paroles.html)

 

Le terme « marionnette » désigne Bouteflika, paralysé par une attaque cérébrale. Il est devenu une marionnette immobile dans un jeu de pouvoir politique. « La casa del Mouradia » est le nom du palais présidentiel. La chanson est devenue un symbole de la chute du président et de l’illégitimité de la classe politique réunie autour de lui. Elle a pénétré les stades de football ainsi que les casernes, s’est répandue dans les salles comme dans les rues.

 

La chanson mentionne la « décennie noire » entre 1991 et 2002. Ce qui s’est passé à l’époque est indispensable pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Après 1962, le gouvernement de l’Algérie libérée était essentiellement soutenu par le Front de Libération Nationale, un parti laïque. Le gouvernement, de plus en plus autoritaire, a interdit les partis islamiques tels que le Front Islamique du Salut. Ce dernier n’a pas été autorisée avant 1989. Deux ans plus tard, il est sorti victorieux des premières élections libres. Ses promesses électorales concernaient la justice sociale, la lutte contre des tas de maux, comme le chômage des jeunes et la pénurie de logements et de l’approvisionnement et l’absence de services sociaux. Ainsi, il gagne la confiance aussi bien des classes inférieures que des classes moyennes frustrées par les politiques du FLN. Le Front Islamique joue donc un rôle dans le mouvement de protestation populaire.

Craignant l’émergence d’un État coranique, le gouvernement en place opère en janvier 1992 un coup d’État militaire, suivi par une décennie de conflits sanglants entre les milices des différents camps qui dépassent l’imagination. Ils semblent confirmer une prédiction faite par Frantz Fanon à la fin des années 1950. Il a écrit :

 

« L’atmosphère de violence continue d’imprégner la vie nationale longtemps après les premiers combats. »

 

Retournons encore plus en arrière : quel est le rapport entre le mouvement, le Hirak, et l’ancienne puissance coloniale, la France ?

 

« Macron Dégage » – La France et le mouvement Hirak

 

De nombreux slogans et chansons que nous rencontrons dans la rue font directement référence à l’ancienne puissance coloniale qu’est la France. Une exclamation, par exemple, se lit :

« La France a peur de l’indépendance algérienne car alors nous exigerions une compensation pour le fer utilisé pour construire la Tour Eiffel. »

Ou même :

 

« Allo Allo Macron, les petits-enfants de novembre ‘54 sont de retour. »

 

« 54 » est une allusion à une date clé de la guerre d’indépendance algérienne. Les événements politiques en Algérie sont ancrés dans cette histoire douloureuse qui a accompagné le pays sur la voie de l’indépendance politique et de l’autodétermination. Un bref retour sur les batailles entre la puissance coloniale française et l’Algérie semble essentiel pour comprendre la situation actuelle.

 

Libérer l’Algérie :

 

Nous venons d’écouter un extrait de « Libérer l’Algérie » La chanson avait été publiée début mars 2019 et est devenue virale au bout de quelques jours, avec un nombre de vues à six chiffres. Il s’agit d’une coproduction par DJAM, Idir Benaibouche, Amel Zen, Mina Lachtar, et d’autres chanteuses et chanteurs algériens connus, opposants le cinquième mandat de Boutflika. La chanson illustre l’importance du réseau internet pour le Hirak, La révolution algérienne.

 

Le 8 mai 1945, des milliers d’Algériens manifestant pour la reconnaissance de leurs droits ont été massacrées dans l’ancienne ville berbère de Sétif. Ce même 8 mai 1945 est entré dans l’histoire comme la date à laquelle l’Allemagne nazie a été vaincue par les Alliés et où la Seconde Guerre mondiale a pris fin. Le 8 mai, célébré dans de nombreuses régions d’Europe comme le jour de la libération du fascisme, est donc un jour de deuil pour l’Algérie.

 

Entre 1942 et 1945, plus de 135’000 soldats algériens ont combattu aux côtés de la France pour les Alliés et contre l’Allemagne. En retour, on leur avait promis l’égalité avec les citoyens francais. Alors que la fin de la Seconde Guerre mondiale était célébrée dans les rues, des soldats français tirait sur la population algérienne. Ceci se passait après qu’un policier avait tué à Sérif un jeune tenant un drapeau de l’Algérie, ce qui déclenche plusieurs émeutes et actions meurtrières des manifestants, avant que l’armée n’intervienne.

 

Cet événement est le signe avant-coureur d’un grand soulèvement : la Toussaint 1954. Pierre Bourdieu en écrit :

 

« Cette révolte préfigure l’insurrection du 1er novembre 1954, qui amorce une guerre sanglante, avec, d’un côté, une volonté de destruction ‘systématique et méthodique’, et, de l’autre, une résistance par la guérilla et le terrorisme urbain. Entre ces deux tendances, les tentatives de ‘réconciliation’ sont bien engagées par les individus (Alain Savary, Gaston Defferre, Robert Verdier, du côté français ; Ferhat Abbas, Messali Hadj et Si Salah, du côté algérien), mais la minorité dominante [la FLN], fermée à tout changement, reste dans ses positions. »

 

À ce jour, le massacre du 8 mai 1945 et plusieurs autres massacres et atrocités commis par l’ancienne puissance coloniale ne sont pas dans leur ampleur reconnus par l’État français. A Sétif, l’Algérie officielle parle de 45’000 victimes, la France officielle d’un millier de morts au maximum, les historiens français de trois à huit mille morts. Le sociologue suisse Jean Ziegler souligne que jusqu’à la fin des années 1980, le gouvernement français ne parlait que des « événements en Algérie » et non de la « guerre d’Algérie ». Le film Caché de Michael Haneke, réalisé en 2005, illustre de façon saisissante ce silence et ses conséquences.

 

La domination coloniale française a soumis des territoires en Afrique et en Asie. Elle a occupé l’Algérie pendant plus de 130 ans, de 1830 à 1962. La conquête et la colonisation furent violentes : exploitation, privation de droits, famine. Réciproquement, la rébellion et la résistance le furent aussi. Mais la colonisation a apporté aussi au pays le développement d’infrastructures, l’extension des réseaux de transport et l’haussmannisation des villes du littoral. La construction d’usines et de sites d’extraction des ressources minérales a fait basculer l’Algérie dans l’âge industriel. Jusqu’à l’indépendance, ces richesses ne profitaient pas au peuple algérien, mais aux sociétés occidentales. Encore aujourd’hui, le gaz naturel et le pétrole algériens alimentent les gazoducs qui passent sous la Méditerranée et qui vont vers l’Europe.

 

Le philosophe et photographe Gilles d’Elia parle d’un « discours comptable » à propos des positions de la France envers son histoire coloniale :

 

Combien d’écoles, de routes, de bâtiments, de puits ont été construits, combien de structures ont été créées pour permettre à l’Algérie de se développer et de se civiliser : « Quelques centaines de kilomètres de route goudronnée, dit d’Elia, sont mises en chantier contre des centaines de milliers de morts victimes des régimes coloniaux. Il s’agit d’un calcul capitaliste qui ne tient pas debout… »

 

Nous rencontrons le journaliste de radio Mahfouz dans un rassemblement d’orateurs. Le soir, il marche avec nous dans la ville d’Alger en proie aux troubles. Il nous raconte, dans l’obscurité de la nuit, sa peur nue pendant les années noires. Il nous apprend aussi que le choix des jours de manifestations n’est pas aléatoire.

 

Le lundi soir, où se tient le Speakers‘ Corner sur les marches du Théâtre national, est le jour et l’endroit où en 1995 le célèbre acteur, dramaturge et directeur de théâtre, Azzedine Medjoubi, a été assassiné.

 

Le Mardi, le jour, où les étudiants de toutes les villes universitaires descendent dans la rue, avait été déclaré pendant les années noires jour de congé des cours. Ce jour était consacré à l’assassinat d’intellectuels pour lesquels une liste noire avait été créée. À cette époque, des artistes, journalistes, scientifiques, médecins, avocats et de nombreux acteurs de premier plan de l’intelligentsia algérienne étaient assassinés le mardi. Ces événements sont toujours vivants dans la mémoire collective.

 

Le vendredi, jour principal de la marche du Hirak, correspond au jour que le régime des mollahs pendant les années noires avait déclaré jour de prière et de célébration, avec interdiction stricte de sortir.

 

Dans ce contexte, le rythme hebdomadaire du mouvement révolutionnaire algérien se révèle être un espace-temps hautement symbolique. Il s’est activement rattaché à l’histoire et cherche à la surmonter. Le sens profond ce rythme donne d’autant plus de force au mouvement.

 

L’Algérie s’ouvre. Elle sort d’une expérience de domination vieille de plusieurs siècles. Elle s’éloigne de cette expérience de privation des droits, d’exploitation et de violence, pour aller vers l’autodétermination, et vers des formes d’organisation politique nouvelles. Elle s’inspire des meilleures pratiques dans des systèmes politiques en Afrique et en Europe.

 

Comme le dit le 18e commandement de Lazhari Labter : « L’Algérie donne actuellement une leçon au monde ! »

 

Nous sommes à Alger en mai 2019, et nous lisons dans le journal que cette révolution n’a ni parfum ni couleur ni leader. Selon Mayzar Berrebi une des raisons du refus d’élire un chef à ce mouvement est que l’ancien président Bouteflika avait fait disparaître toutes les têtes dès qu’elles émergeaient. En combattant tout le monde il avait créé un désert politique. Gaid Salah poursuit cette soi-disant tradition en arrêtant également les femmes politiques engagées telles que Louisa Hanoun.

 

Les femmes algériennes retrouvent leur rôle dans l’Histoire de l’Algérie. Elles sont à nouveau des acteures politiques uniques, indépendantes des partis et des syndicats. D’une part, le mouvement populaire représente une scène où l’on revendique des institutions politiques légitimes. D’autre part, le mouvement représente un moment moral, fondé sur l’expérience collective d’une révolution pacifique, dont la jeunesse est la force motrice. Les jeunes ne partagent pas l’expérience traumatisante de leurs parents dans les années sombres. De plus, ils ont su mobiliser les masses, à travers les générations et les religions : c’est-à-dire la classe moyenne urbaine, les femmes travailleuses, les chômeurs, les femmes au foyer, les fonctionnaires, les commerçants et commerçantes, des familles entières. Le mouvement populaire a gagné tout ce grand pays, les villes comme les villages.

 

Mayzar Berrebi estime que la révolution pacifique en Algérie aura un grand impact sur la stabilité politique de toute l’Afrique du Nord, en particulier sur Maroc voisin, mais aussi sur la Libye. Il considère que le danger d’une interruption violente du “Hirak” viendra de l’extérieur plutôt que de l’intérieur, du fait que le mouvement Hirak heurte fortement les intérêts des États autoritaires du Golfe.

 

Qu’est-ce que s’est passé depuis notre visite en mai 2019 ?

 

Une élection présidentielle était prévue pour le 12 décembre 2019. Parmi les candidats figurait Abdelmadjid Tebboune, 74 ans. Il a été élu avec un taux de participation faible. Officiellement la participation aurait été d’environ 39 pourcent des électeurs. Tandis que les médias sociaux estimaient que chiffre était de moins de 10. Beaucoup de bureaux de vote sont restés vides.

Peu avant Noël 2019, le général Ahmed Gaïd Salah est mort d’une crise cardiaque à l’âge de 80 ans.

Louisa Hanoun a été libérée en février 2020.

 

L’épidémie Covid a forcément éloigné le mouvement de la rue. Un retrait temporaire. Lors du 2me anniversaire du Hirak en février 2021, il a de nouveau pris son élan sous des circonstances beaucoup moins optimistes qu’en 2019. Les forces de l’ordre interviennent de manière massive. Mais il continue sur l’ininterrompu, accompagné d’un support et d’une attention internationale croissante.

Texte par Johanna Rolshoven et Laura Bäumel, rédaction française par Hélène Fenouil

 

Schreibe einen Kommentar